" Lorsqu'on empruntait le chemin de terre jusqu'au panneau de bois gravé d'un « Vous êtes arrivés au Paradis », la cour ouvrait sur les bâtiments agricoles, forteresse de planches suintant insecte, odeur de bouse, de paille et de poil. L'arbre couvait, l'été, une petite table et des bancs d'enfants appuyés contre le tronc. A droite du chemin, la maison se dressait, en pierre presque brune, ses fenêtres donnaient sur les Bas-Champs. Au loin, le Sombre-Étang et ses occupants aux plumes foncées et, à l'horizon, un ciel pourpre et dégagé."
Une bête au Paradis, c'est le titre de ce septième roman de la jeune Cécile Coulon, récompensé en 2019 par le prix littéraire du Monde.
« Paradis » avec une majuscule, puisque c'est le nom de la ferme où se déroule l'action. Un nom choisi par une mère disparue trop tôt dans un accident de voiture, laissant deux enfants en bas âge aux bons soins d’Émilienne, la grand-mère qui aime son domaine comme si c'était effectivement le paradis sur terre. Pourtant, loin des clichés de la littérature pastorale et du mythe de retour à la vie simple, la nature n'y est pas présentée de façon bucolique et accueillante. Au Paradis, le bonheur ne se cueille pas aussi facilement qu'une pomme sur son arbre : il faut le cultiver, l'arracher à la terre, s'égratigner les mains pour le toucher.
Ce bonheur, Blanche, l'orpheline au caractère bien trempé, croit l'atteindre l'année de ses 17 ans, avec le beau et délicat Alexandre. Ces deux-là sont heureux de toutes leurs forces, malgré le drame qui marque la vie de Blanche, malgré Louis, le fidèle garçon de ferme à la présence parfois encombrante, malgré Gabriel, le petit frère trop doux et trop effacé pour ce rude univers. Mais cet amour presque trop beau pour être vrai saura-t-il transcender les différences et les différends, sera-t-il assez fort pour résister aux ambitions d’Alexandre, aux sirènes de la ville et à l’attachement viscéral de Blanche pour le lieu qu’elle a toujours connu ?
Dès les premières pages, le ton est donné dans une scène presque caricaturale où l'amour se mêle au sang, la vie à la mort.
Et c’est une constance dans ce roman où, du début à la fin, le plus beau et le plus pur des sentiments ne cesse de côtoyer la trivialité ainsi que le bon sens prosaïque et parfois cruel des gens de la campagne. L'écriture est simple, parfois imagée, toujours sans concession. Pas de romantisme déplacé, même l’amour se soumet aux lois de l’instinct, de la chair, de la vie qui passe, des bêtes à traire ou à nourrir. Aucun mot n’est de trop et personne n’a le temps pour les discours inutiles.
La vie à la ferme, décrite avec un souci du réalisme cru, est au centre de ce huis clos familial qui prend parfois des allures de tragédie grecque : chaque personnage est tenu de jouer son rôle jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement des corps et jusqu’au dénouement, aussi prévisible qu’imprévisible. Le lecteur n’est pas épargné : il devra lui aussi sentir l’odeur du sang, du sexe, de la sueur et de la chiure de poule, entendre le cri du cochon qu’on égorge et le bruit des entrailles molles extirpées des carcasses. Avec, de temps en temps, quelques moments de grâce pure : jeunes gens amoureux, parfum du foin, désir adolescent, souvenirs d’enfance…
On entrevoit alors la possibilité d’un bonheur simple, d’une issue heureuse pour ces cinq personnages à fleur de peau, ces écorchés de la vie qui pourtant luttent encore. Et le lecteur lutte avec eux, emporté malgré lui dans ce roman où la nature humaine se révèle sous un jour beaucoup trop vrai pour laisser indifférent.
Une lecture qui prend aux tripes, qui peut parfois mettre mal à l'aise, mais que je recommande largement !
« Elle avait appris à être solide, respectable, mais Alexandre, avec ses grandes idées, ses grands rêves et ses tout petits mots, l’avait faite basculer. Personne n’avait su faire basculer Blanche de la sorte. Personne. »
Hélène Shayma Andreoli
Une bête au Paradis - Cécile Coulon - édition L'iconoclaste - 358 pages
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