"au plaisir de lire" est ravi de vous présenter Isabelle Roux , qui rejoint le blog comme chroniqueuse littéraire.. Après hypokhâgne et khâgne, elle poursuit ses études à Normale Sup, puis s'engage dans l'enseignement. Elle exerce en Provence où elle vit. Passionnée de lecture, elle va nous apporter un éclairage et une diversité supplémentaires. Un plus pour vous lecteurs !
Chevreuse est le dernier ouvrage de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature en 2014.
On retrouve le Paris cher à Modiano si bien décrit dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. La solitude, l’enfant qui s’élève seul ou avec des substituts de parents (pensionnat, gouvernantes) rappelle le reste de l’œuvre de Modiano, de même que la nostalgie qui est prégnante dans l’ouvrage : que sont devenus les absents, ceux qui évoquaient une figure maternelle et paternelle et qui sont morts ou disparus ? Que s’est-il vraiment passé dans sa propre vie que les souvenirs ne parviennent pas à élucider ?
Si vous n’avez jamais lu Modiano, c’est un bon moyen de commencer la lecture de cet auteur majeur ; si vous êtes déjà fan, il faut absolument lire cet ouvrage qui s’inscrit dans la continuité de son œuvre. Au passage, c’est aussi un bon livre à offrir à des lecteurs comme à des non lecteurs : il n’est pas très long, les thèmes de l’enfance, du passé et du souvenir sont plutôt universels, et ceux qui aiment la lecture seront heureux de lire le dernier Modiano.
Le titre, assez original, vient du nom d’un superbe parc naturel à trente minutes de Paris, d’ailleurs si vous êtes parisien, ça donne envie d’aller passer un week-end dans ce cadre verdoyant (c’est accessible par le RER B, on peut y faire du vélo et de l’équitation).
Une maison d’enfance près de Paris, rue du Docteur-Kurzenne, dans la vallée de Chevreuse, tout près de Paris. Un appartement à Auteuil, qui porte un numéro, 15.28. Un hôtel dans Paris. Trois lieux où se superposent plusieurs époques de la vie du narrateur désormais âgé : son enfance, puis une période de sa jeunesse où le passé a ressurgi de façon inattendue, et enfin la vieillesse, période où il raconte tout ça, sans vraiment être certain de ce qu’il a vécu.
Le livre se laisse difficilement résumer tant sont complexes les niveaux de lecture et les compréhensions du présent et du passé. Les personnages se multiplient dans un jeu de coïncidences troublantes, puis s’évanouissent, sans qu’on sache bien qui ils sont, s’ils sont sincères ou non, ni quel est le lien avec le narrateur. Que cherche vraiment ce dernier ? A se souvenir ou à oublier ?
Tout est passé de toute façon, et la jeunesse du narrateur concerne quelqu’un qui a été mais qui n’est plus. Modiano l’annonce dès le début du livre : « Les différentes périodes d’une vie – enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. » Et les quelques éléments qu’on a de la vie du narrateur, ses parents potentiels, sa fuite d’un pensionnat, ses rencontres, restent flous et non élucidés. Plusieurs fois, le lecteur vacille et sa lucidité est mise à rude épreuve. Il se dégage de cette narration une atmosphère envoûtante, où l’on est constamment surpris, alarmé puis rassuré. C’est une lecture assez déroutante puisqu’on ne sait plus ce qui est vrai ni ce qui est faux dans le livre. « Il pensait à cet appartement si différent le jour et la nuit, (…) deux mondes parallèles. (…) Le tout était de ne pas glisser sur la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »
J’ai entendu sur France inter l’auteur en interview, expliquer que quand il démarre un livre, il rédige sans que l’histoire ne soit déjà préparée, et que le lecteur aime peut-être refaire le même chemin de tâtonnement ensuite, lors de la lecture. C’est pour moi ce qui rend le récit magique : on vacille, on s’interroge, captivé par ce roman qui n’en finit pas de nous intriguer. Pour ce qui est de la fin du récit, elle plaira davantage aux lecteurs qui n’ont pas besoin d’avoir toutes les explications pour terminer l’ouvrage contents. Ceux qui aiment avoir le fin mot de l’histoire resteront sur leur faim. En effet, aucune réponse concrète concernant l’identité des mystérieux personnages qui passionnent le narrateur n’est révélée, mais ce n’est pas ce qui importe pour l’auteur.
Au final, un beau moment de lecture que l’on ne regrette pas.
Isabelle Roux
Chevreuse - Patrick Modiano – Gallimard, collection blanche – 10/2021 - 176 pages
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