Kossi Efoui, je n’avais jamais entendu parler de lui avant le projet théâtral qui l’a conduit à travailler ici avec des collégiens, à Mayotte, dans notre petit confetti de l’océan indien. Et par un jeu de connaissances interposées, je me suis trouvée à rencontrer la personne avant l’écrivain, l’écrivain avant les livres.
Après la conférence donnée pour quelques amoureux de la littérature dans le jardin d’une petite librairie de Mamoudzou, j’ai choisi deux de ses cinq romans édités aux éditions du Seuil. Un peu par hasard, pour ce que j’avais cru comprendre de l’intrigue, mais surtout pour la poésie des titres. Celui-là surtout : Cantique de l'acacia.
L’incipit, magnifique, donne le ton : nous voilà transporté dans une Afrique des traditions, une Afrique des rites, une Afrique de Femmes.
« La vérité, dit Grâce, il faut se mettre à trois pour faire un enfant : le mâle, la femelle et l’invisible - dont les traces sont partout cachées dans le paysage, dans les eaux où les femmes vont tremper leur sexe, dans les troncs d’arbre contre lesquels elles vont se frotter nues, ou bien là-bas – cet îlot dont on apercevait la crête par la fenêtre du deuxième étage ; l’île aux Acacias, où les femmes, il n’y a pas si longtemps, allaient enfouir le placenta des nouveau-nés avant d’y planter un acacia. A la saison des floraisons, elles s’y retrouvaient pour s’adonner à l’art de rêver les enfants. Assises sur le limon, pubis contre l’herbe, elles rêvaient ensemble le rêve éveillé des enfants qui n’étaient pas encore au monde. »
Une Afrique, ou plutôt un petit morceau d’Afrique de plusieurs milliers de kilomètres carrés répartis entre Togo, Ghana et Côte d’Ivoire, où évoluent les personnages du roman au fil de leurs pérégrinations. Une Afrique moderne, parfois même assassinée par cette modernité, une Afrique politique, à la fois soumise et révoltée, une Afrique des villes et une Afrique des champs.
Le rapport à la maternité, la parentalité, la filiation et la transmission y est interrogé à travers l’histoire singulière de trois femmes : la grand-mère qui entend les voix des morts, la belle-fille qui a fait face au père, et la petite fille sauvée des eaux. Grâce, Io-Anna et Joyce, trois héroïnes à travers lesquelles Kossi Efoui fait défiler tout un pan de l’histoire africaine et mondiale, réelle et fantasmée. Trois femmes qui vivent et exorcisent à leur manière ce cadeau et ce fardeau qui est de naître femme dans un monde où les hommes croient tenir le premier rôle.
Plus que dans une intrigue de "page-turner", c’est dans des tranches de vies que le lecteur est plongé. Colporteur à bicyclette, photographe, prêcheur dans la langue des anges, pêcheurs, enfants des rues, notables, cousine rebelle, frères jaloux, politiciens troubles… Tous se croisent, se côtoient, s’évitent ou se fuient et constituent la toile de cette intrigue à la fois tendre et sombre. Et lorsque parfois on perd le fil, toujours on finit par retomber sur ses pieds, avec surprise et délectation, étonnés de nous être laissés mener par le bout du nez, de ne pas avoir vu venir ce qui maintenant paraît évident.
Le quotidien est revisité, transfiguré, et les choses les plus banales soudain nous apparaissent sous un jour nouveau. La magie des mots de celui qui raconte et qui transforme, qui rend visible ce qui ne l’était pas, qui modèle la vie, à moins que la vie ne modèle ses mots : voici ce qui rend cette lecture unique et précieuse. Une expérience littéraire et humaine que je souhaite à chacun des lecteurs d’Au Plaisir de Lire.
« Tout événement vient au monde par deux chemins : le chemin de l’aller qui est celui des faits, et le chemin de retour, où les faits se transforment en récit, chanson, paraboles, blagues, contes, devinettes, proverbes, mythes, prophéties. Privés de ce chemin de retour, les faits errent dans un monde suspendu entre les choses manifestées et les choses possibles. »
Hélène Shayma-Andreoli
Cantique de l'Acacia - Kossi Efoui - Editions du Seuil - 10/2017 - 288 pages
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