Si vous n’avez jamais lu Beloved, c’est un incontournable de l'oeuvre de l'auteur. Toni Morrison est une des plus grandes voix de la littérature afro-américaine, une enseignante, romancière et éditrice dont la révolte ne s’est jamais éteinte jusqu’à son décès en 2019, et qui a pu inspirer de nombreux auteurs après elle comme Colson Whitehead. Elle a reçu de nombreux prix pour son œuvre, dont le Prix Pulitzer et le Prix Nobel de Littérature (en 1993), et Beloved constitue son plus grand succès.
Dans une Amérique du XIXe siècle juste avant la guerre de Sécession, à Cincinnati qui n’est encore guère qu’un village, une esclave en fuite porte le deuil de son bébé, Beloved, qui revient la hanter presque vingt ans plus tard. Je ne dévoile pas plus l’intrigue pour laisser intact le plaisir de la découverte, mais toute cette histoire part d’un fait divers survenu en 1856, où une jeune femme a volontairement tué sa fille de deux ans avant de se suicider au moment d’être reprise par ses maîtres blancs.
C’est un roman époustouflant (on comprend qu’il ait été salué par la critique), il forme une trilogie avec Jazz puis Paradise qui portent aussi sur l’amour (amour romantique pour Jazz et amour plus spirituel pour Paradise dira Toni Morrison) et la culture afro-américaine. Le roman est tout entier porté sur les deux axes fétiches de l’auteur : la question des violences faites aux esclaves, des horreurs qu’ils ont vécues, et celle de l’amour maternel.
Mon conseil pour lire Beloved Choisissez plutôt un endroit plein de monde et ensoleillé qu’un soir froid et lugubre où vous êtes seul chez vous, parce que ça peut troubler (âmes sensibles s’abstenir). Je ne sais pas si vous avez déjà eu peur après un film d’horreur (cette peur qui s’empare de vous à la moindre lumière qui s’allume ou s’éteint, au moindre bruit réel ou imaginé), et bien l’effet Beloved, c’est la même chose.
Sans révéler de détail, il est beaucoup question de « vrai » fantôme », de « morte-vivante » pour être plus précis si j’ose dire. Une lecture qu’on ne peut que conseiller pour un mois de novembre frileux, c’est bien dans le thème de la Toussaint finalement.
Dès l’incipit : « Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. » Cela fait partie du talent de Toni Morrison de mener l’intrigue de façon si prenante que le lecteur, pendant un moment, ne distingue plus ce qui est réel d’irréel, les fantômes des vivants, et il est finalement surpris de comprendre que ses intuitions initiales étaient justes, et qu’une revenante ne peut être un « vrai humain ». Ce qui a de bien aussi dans ce roman c’est qu’il y a une vraie fin, on sait ce qu’il en est et l’auteur ne s’arrête pas en queue de poisson.
Il y a aussi de l’humour dans le livre, et une force vitale intacte : « La seule grâce qu’ils obtiendraient était celle qu’ils pouvaient imaginer. Que s’ils n’étaient pas capables de la voir, elle ne leur serait pas donnée. » p.127
On referme le livre en se posant inévitablement la question : peut-on considérer comme juste de tuer son enfant quand on a la certitude qu’il ne sera ni libre ni heureux ? Est-ce qu’on peut tuer par amour, car l’amour maternel est si fort qu’il permet tout ? Certaines scènes peuvent paraître insoutenables, on se visualise forcément en train de tuer son propre enfant en se demandant « est-ce que je pourrais ? » donc « horrible » est un mot auquel on peut facilement penser.
Reste que tout le livre est une ode à la maternité : « Un homme, c’est rien qu’un homme, disait Baby Suggs. Mais un fils ? Bon, alors ça, c’est quelqu’un ! »
Isabelle Roux
Beloved - Toni Morrison, 10/18 Poche, 379 pages
Commentaires